Un homme, une vie, un nouvel horizon

Publié le 26 mai 2022 à 11:28

Exercice d’imagination 4 – Histoire de cinq objets jaunes

Il lisait assis latéralement dans son fauteuil un roman à la couverture jaune. Un jaune vieux comme celui des pages anciennes de l’album photo qui trainait non loin de là sur la table basse. L’homme âgé d’une quarantaine d’années suintait la lassitude. Les cernes entouraient ses yeux d’une ombre bleuâtre comme ses cheveux d’une teinte étrangement semblable autour de son visage éteint. Il tenait son livre comme on tient une canne, adossé dans un coin du fauteuil, il s’appuyait sur son livre à la couverture rigide sur l’accoudoir opposé, son regard passant en dessous de son long bras pour lire. À chaque page, son autre main osseuse allait chercher la page suivante pour la tourner, avant de reprendre sa place au repos sur sa jambe. Son pantalon, un survêtement informe, pelotonnant, visiblement usé par les années lui aussi.

L’homme soupira longuement, ferma son livre, le posa sur la table basse, et pris l’album à la place. Il l’ouvrit à la première page. Une écriture enfantine disait « Vacances en Provence ». En dessous, une photo d’une jeune fille, sa sœur, souriante et tenant une ombelle encore jaune. Pas encore fleurie, l’ombellifère respirait la senteur de la jeunesse. Il s’en rappelait encore de cette douce odeur de printemps. De la joie de sa sœur en ces première vacances loin des soucis et des parents, juste entre eux, à faire tout ce qu’ils voulaient, pour la première fois tous les deux. Il était le photographe, alors, il n’y avait pas beaucoup de photos de lui de cette époque, il le regrette un peu aujourd’hui car il ne se rappelle plus très bien à quoi il ressemblait vraiment jeune. Son propre visage lui échappait. Après tout, ce n’était pas étonnant, tout lui échappait au fond, sa vie, la vie même, le monde et même sa sœur jumelle.  Cet été avait été le dernier réellement joyeux, s’en était suivi le cours de nos vies pendant quelques années, les parents malades à s’occuper, nos histoires d’amour malheureuses respectives, sans doute à cause d’une éducation un peu trop maladive et un amour entre jumeaux un peu trop fort, mettant la barre pour un couple un peu trop haute, inaccessible, et enfin, la maladie de sa sœur.

Une sale maladie, un cancer du sang, qui dura mais qui ne laissa pas de répit. Rien qu’une longue descente aux enfers pendant laquelle les médecins dépressifs ne purent rien faire avec les moyens disponibles. La planète était ravagée de catastrophes, s’épuisait, changeait, mourrait en substance, comme lui, comme elle.

Pour une raison inintelligible, il avait ramené le bouquet de fleur qu’il avait offert à sa sœur les derniers jours à l’hôpital. Il était resté devant après que le décès de sa sœur ait été officialisé, et finalement l’avait emporté avec lui. Et maintenant il était là, sur cette table basse. Cette table était au centre de son univers et le bouquet au centre de celui-ci. C’était sa sœur qu’il lui avait bricolée pour son anniversaire, avant sa maladie, ce fameux été. Dans le bouquet, il y a des graminées, maintenant desséchées et jaunes, mais aussi des fleurs bleues. Le bleu était la couleur complémentaire au jaune comme la jeunesse complétait la vieillesse. Peut-être était-ce pour ça qu’il s’était teint les cheveux en bleu. Pour repousser la vieillesse et la mort loin de lui. Etait-ce conscient de sa part ? Pas sûr, mais sa peur était compréhensible.

 Il se leva et prit une pomme, une golden jaune. Son stade de murissement était celui du début de la pourriture, mais elle restait bonne, gouteuse. Il était seul. Son ex-femme, n’avait pas compris son profond désarroi et il n’avait pas su lui expliquer. Se renfermant sur lui-même, il avait perdu pied durant ses mois et ses années de lutte avec sa jumelle.

 Dans son esprit anesthésié, une pensée fit surface, il était totalement orphelin et seul maintenant. Et cette pensée aussi brûlante qu'une nuée ardente, l’emportât tout de même.

Il n’aurait pas cru ça possible et pourtant, malgré la souffrance que cette pensée provoqua lorsqu'il s'y accrochât, il refit surface. Ses yeux étincelaient de larmes. Elles coulèrent pour la première fois tandis que l’air parvenait de nouveau à ses poumons et ressortaient chaotiquement en sanglots ininterrompus.

Cela dura, dura… il faisait noir quand les larmes séchèrent. Il dormit et le lendemain, la neige tombait. Drue. Elle recouvrait tout d’un manteau blanc doux scintillant. Il se leva, pris une douche chaude, s’habilla chaudement et sortit. Le silence régnait. La paix l’étreignit tandis qu’il prenait pleinement conscience de la la beauté de la rue étroite et des collines au loin blanchies. Ses cheveux bleus profonds, brillaient et son visage irradiait d’une jeunesse qui ne l’avait pas parcouru depuis des années. Il repensait à cette fleur bleue, et rentra, rassembla son matériel de randonnée et pris cette fleur pour l’accrocher à son sac. Il l’endossa et parti dans la campagne, ses cheveux au vent frais, il avait besoin de réfléchir, réfléchir à son avenir. Un nouvel horizon s’ouvrait devant lui et il comptait bien profiter de ce souffle nouveau pour avancer vers lui. Son nouvel horizon. Libre.

 

Objets :

  • Un brin de graminée séché
  • Un album aux pages jaunies
  • Un roman à la couverture jaune
  • Une pomme jaune
  • Une ombelle encore jaune

 


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